Promouvoir la pensée infirmière
Bienvenue sur le site du collectif Hélianthe. C'est un site destiné à tous ceux s’intéressant aux soins infirmiers. Notre objectif est de valoriser les sciences infirmières mais surtout de l'articuler avec notre pratique clinique quotidienne, les rendant plus concrètes. Une théorie de soins ou l'utilisation de concepts ne sont pas là pour complexifier et scientifiser inutilement notre profession. Cela apporte un éclairage nouveau sur une situation, enrichit notre réflexion et nos échanges, nous ancre dans une vision de la santé, de la personne et de son environnement ainsi que des soins infirmiers.
Nous sommes huit infirmiers spécialistes cliniques, avec des modes d'exercices et des disciplines différents, mais réunis par une même vision du soin et une même volonté: valoriser la clinique infirmière.
19/12/2021
Manon Lazuckiewiez nous présente la situation de Delphine, rencontrée lors de son suivi en CMP suite au diagnostic de personnalité borderline avec la présence d’une symptomatologie anxio-dépressive. Les différents apports théoriques dont la théorie de soin de Callista Roy permettent à l'équipe de lui proposer des soins adaptés.
Infirmière en pratique avancée au sein d’un centre médico-psychologique (CMP), la psychiatre me confie le suivi d’une patiente qui présente une pathologie stabilisée.
Je rencontre donc Delphine, une femme de 40 ans, célibataire, sans emploi, mère de deux enfants (un fils de 18 ans, une fille de 13 ans). Les transmissions préalables du psychiatre me permettent de comprendre que Delphine à une histoire de vie jonchée de traumatismes.
Elle est la deuxième d’une fratrie de trois enfants, élevée par un beau-père, elle n’a jamais connu son père biologique. Elle a peu de liens avec sa famille, sauf sa mère avec qui elle conserve une relation régulière. Le père de son ainé est décédé il y a quinze ans, sa fille, issue d’un deuxième lit, est en garde alternée. Elle consulte au CMP une fois tous les 2 mois depuis de nombreuses années suite au diagnostic de personnalité borderline avec la présence d’une symptomatologie anxio-dépressive. Sur le plan somatique, elle souffre de dénutrition avec des troubles électrolytiques et une anémie, pris en charge par son médecin traitant. Elle est également prise en soin en addictologie pour une dépendance ancienne à l’héroïne et la gestion de ses consommations actuelle de cannabis et de crack.
Lors du premier entretien, Delphine est centrée sur sa difficulté à accepter l’homosexualité de son fils, remettant en cause son éducation ainsi que son lien de filiation. De plus, ses consommations entraînent des conflits dans les relations avec sa fille et le père de cette dernière. Elle se sent attaquée dans son rôle de mère par son ex-compagnon et infantilisée par sa fille. Elle relate aussi son rapport à elle-même altéré.
La dysrégulation émotionnelle est mise au premier plan, elle recherche des moyens pour les annihiler, comme les consommations de produits psychoactifs. Ce qui engendre des difficultés économiques par les dettes qu’elle accumule liées à son impossibilité à dire « non ». La patiente est contemplative dans son processus de changement. Ses objectifs sont la diminution et la gestion des consommations par la gestion des émotions. Elle demande également à être aidée pour parvenir à s’affirmer dans ses choix et son positionnement face à autrui, notamment les dealers, mais aussi avec sa fille et le père de celle-ci. Elle n’évoque pas l’accompagnement des deuils qui sont mis en avant dans son discours (la mort du père de son fils et l’hétérosexualité de ce dernier) qui potentialisent son sentiment d’abandon.
Mon but est donc de travailler sur les conséquences de son trouble de la personnalité borderline et prioritairement sur la gestion de ses émotions. Lors de l’entretien suivant, je propose donc à Delphine les soins possibles au CMP. Nous décidons également ensemble de consultations toutes les trois semaines en relai de ces soins, qui vont permettre une évaluation clinique plus régulière et un soutien supplémentaire dans le renforcement de ses habiletés. En conséquence, j’assurerai la reconduction de son traitement antidépresseurs et l’arrêt progressif du traitement par benzodiazépine, discuté en amont avec son psychiatre. Elle accepte aussi que je fasse le lien avec les différents intervenants du centre hospitalier ainsi qu’avec son médecin traitant.
Regard sur la situation par la théorie de Callista ROY :
Afin de m’aider à comprendre la situation de Delphine, j’ai choisi de l’éclairer par la théorie de soins infirmier de Callista Roy, théoricienne en sciences infirmières, qui qualifie l’Homme « d’être bio psychosocial en interaction constante avec un environnement changeant et ayant quartes modes d’adaptation : besoins physiologiques, image de soi, maîtrise de rôle et interdépendance. » (1)
Il est alors aisé de constater que chez cette patiente, les quatre modes d’adaptation sont dysfonctionnels, liés à des mécanismes régulateurs inadéquats. En s’interrogeant sur ces quatre modes, il apparait difficile de les traiter séparément tant ils sont associés.
Au vu de l’anamnèse et du discours de la patiente, nous pouvons constater des mécanismes régulateurs et cognitifs qui débouchent sur des réponses comportementales inadaptées. Les stimuli proviennent de l’environnement (externes), ce qui est prégnant chez cette patiente par ses interactions avec son entourage. Ils peuvent également résulter de l’individu lui-même (internes) ce qui correspond au dialogue interne de Delphine et ses représentations sur le monde et elle-même. Ces stimuli viennent renforcer sa symptomatologie anxio-dépressive.
Cette évaluation dégage les interventions infirmières et l’élaboration du plan de soin dans le but de restaurer chacun des modes. Il est alors nécessaire de travailler en interdisciplinarité. Mon rôle en tant qu’IPA pourrait alors permettre un suivi plus régulier au CMP pour une évaluation clinique et une reconduction du traitement par antidépresseurs et anxiolytique au plus proche de la symptomatologie. De plus, mon positionnement pourrait fluidifier le parcours de soins tout en maintenant une communication adaptée avec les différents intervenants. Ceci peut être imaginé comme suit pour chacun des modes.
a. Besoins physiologiques
Sur le plan somatique, je commencerai par énoncer le diagnostic infirmier suivant :
- Alimentation déficiente et déficit de volume liquidien, reliés à la consommation de substances au détriment de l’alimentation, se manifestant par la perte de poids, la pâleur des conjonctives et des muqueuses, un déséquilibre électrolytique et une anémie. (2)
Ces troubles sont traitées par son médecin traitant avec la mise en place d’une thérapeutique médicamenteuse avec suivi et surveillance biologique. Sur ce point il est important de maintenir un lien régulier avec le médecin traitant, mais aussi de travailler l’hygiène de vie avec la patiente par un discours de promotion à la santé.
Pour les trois autres modes, un seul diagnostic infirmier peut être formulé, puisqu’ils sont tous trois en interrelation et souvent reliés au contexte :
- Stratégies d’adaptation inefficaces, concomitantes à une faible estime de soi, se manifestant par des comportements manipulateurs inconscient et l’utilisation de substances psychoactives en situation de stress. (2)
Ce diagnostic met en lumière les représentations de Delphine sur le monde. Le troubles de la personnalité borderline se manifeste par sa manière de communiquer et ses interprétations des discours et comportements d’autrui. C’est dans ce sens que sa réponse adaptative amène à des comportements manipulateurs inconscients. L’utilisation de produits stupéfiants est donc une réponse à des émotions qui semblent inadéquates. De plus, elles l’enferment dans son rôle de toxicomane, tant pour son entourage que pour elle-même. Ce diagnostic montre bien la défaillance dans les modes d’interdépendance, de fonction de rôle et d’image de soi. La TCD proposée semble actuellement le plus efficace au regard de la littérature scientifique.
b. Estime de soi
Dans cette situation, au-delà de l’estime de soi, c’est le concept de soi dans son entièreté qui est perturbé.
D’abord, son image corporelle : « l’image corporelle est l’image mentale qu’une personne se fait de son propre corps. [...] Elle comprend aussi la manière dont les autres perçoivent ce corps. » (3) Lors de notre rencontre, la patiente relate un amaigrissement important qui lui procure des difficultés à se reconnaître et à s’appréhender. Parfois, elle optera pour de la vulgarité (ce qui lui est renvoyé par autrui) dans ses choix vestimentaires et son maquillage.
Son but est alors de faire ressortir une féminité qu’elle dit avoir perdue. Elle se retrouve meurtrie par ce qui lui est renvoyé dans son environnement. Au sujet de son identité personnelle : « Le moi moral-éthique est l’aspect de la personnalité qui évalue ce que l’individu affirme être. Le moi cohérent qui s’efforce de maintenir une image de soi stable, même si celle-ci est négative. Le moi idéal qui correspond à la perception de l’individu concernant ce qu’il veut être, faire ou devenir. » (3) Là encore Delphine éprouve des difficultés à faire coïncider une cohérence dans son identité et fait régulièrement preuve de dissonance. Elle montre une incapacité à être à la hauteur de son idéal et de ses attentes, souvent parasitée par le désir d’autrui au détriment du sien.
Enfin, l’estime de soi : « Le degré de considération ou de respect que l’individu a pour lui-même ; c’est la mesure de la valeur qu’il accorde à ses capacités et son jugement. » (3) est également défaillante influençant sa capacité d’adaptation à son environnement.
Ainsi les perturbations du concept de soi font résonner chez la patiente un sentiment d’incompétence, de ne pas mériter d’être aimée et plus globalement de n’avoir aucune valeur. Cette faible estime d’elle-même renforce ses comportements inadéquats, ses pensées parasites et entraîne un cercle vicieux accentuant sa honte et sa culpabilité.
Selon C. Roy, plus l’estime de soi est faible et plus les manifestations qui y renvoient sont nombreuses. Elle les classe selon le type de stimuli qui les a engendrées « Le stimulus peut être focal : la personne se centre sur ce stimulus et dépense beaucoup d’énergie à composer avec celui-ci, contextuel : tous les facteurs environnementaux qui se présente à la personne mais qui ne sont pas le centre de l’attention dans l’immédiat, ou résiduel : la personne peut ne pas avoir conscience de l’influence de ces facteurs. » (1)
Pour répondre à la perturbation de ce mode, un programme d’affirmation de soi est envisagé. En amont, lors des consultations, un travail sur ses pensées automatiques parasites par le biais du système de la flèche descendante permettra d’analyser les distorsions que comporte sa perception d’elle-même. Il convient également de repérer ses compétences et ses réussites en les valorisant.
c. Fonction de rôle
C. Roy définit ce mode comme « les rôles que la personne occupe, lesquels sont définis comme un ensemble d’attentes sociales en regard des rôle occupés. » (4) Dans l’anamnèse de la patiente, on constate que le rôle premier qu’elle s’attribue ou qui lui est attribué par son entourage est celui de toxicomane.
Elle souffre également dans son rôle de mère, se qualifiant de défaillante. Là encore, nous sommes face à des pensées parasites qui la submergent par des ruminations anxieuses. Les rapports avec sa fille sont distants et instables. Elle lui reproche ses consommations, les visites au domicile de tous ses copains, la peur et le sentiment profond qu’elle ne peut pas compter sur sa mère. Ces récriminations sont renforcées par le père qui la renvoie à son statut de toxicomane et de mère incompétente.
On remarque la prégnance du rôle de toxicomane. Celui-ci s’apparente à la théorie de l’étiquetage développée en systémie ou en anthropologie. Ce processus aboutit vers une impasse face au changement puisqu’il fixe la personne dans son état et son identité : « dès lors qu’une personne est étiquetée, il semble qu’elle soit enfermée en un cercle infernal ne connaissant aucune issue. » (5) C’est un processus interactif au cours duquel la patiente est considérée par ses proches comme faisant preuve de comportements inadaptés, ils vont alors les sanctionner. A chaque étape elle va intérioriser l'image que les autres se font d’elle et va s'auto-définir comme déviante, façonnant ainsi tout un pan de son identité. Cette identité va renforcer ses comportements qui, en retour vont solliciter de nouvelles réactions stigmatisantes. Ce qui situe la patiente dans un cercle vicieux répondant à la reconnaissance de son identité. On voit donc bien ici comment peut se faire la transition entre l'attribution de caractéristiques négatives par l'environnement familial à l'encontre de la patiente et l'acceptation de celle-ci. La conséquence de cet étiquetage est l’altération du concept de soi développé ci-dessus.
De plus, avec son fils, son rôle de mère est bouleversé par son dialogue interne et ses valeurs du fait de son homosexualité. Elle vit alors une remise en question à la fois de ce qu’elle avait imaginé pour lui, mais aussi de sa place de belle-mère puis de grand-mère. La honte et la culpabilité sont alors accompagnées de tristesse et de colère. Elle impute la cause de l’orientation sexuelle de son fils à son éducation qu’elle qualifie de dilettante et à l’absence d’une stabilité paternelle. Là-aussi le sentiment d’auto-accusation est présent. Un accompagnement du deuil par la description des étapes est alors à envisager dans le sens de la perte de l’enfant rêvé et des projections qu’elle avait établi. Il est également important de travailler sur ses représentations et ses croyances pour apaiser sa culpabilité. « Les normes sociales ne relèvent pas de la nature ou d’une morale universelle, mais de la culture, d’un construit social. » (6) Une orientation vers la thérapie familiale sera discutée en synthèse avec les différents intervenants.
d. Interdépendance
Ce mode comprend : « Les relations intimes des gens, interactions liées au fait de donner et de recevoir de l’amour, du respect et de l’appréciation. » (4) Sur le plan relationnel, là encore on note des défaillances que je qualifierai de majeures. L’analyse de l’anamnèse de Madame G. montre que chaque difficulté et chaque réponse comportementale inadéquate résulte d’une interrelation qu’elle interprète négativement.
Les répercussions d’un évènement sont présentées dans le triangle de Beck ci-dessous :
Ses difficultés énoncées sont toujours en lien avec son environnement, ce qui déclenche des pensées automatiques négatives avec des ruminations anxieuses amenant à un comportement inadapté (de facto, les consommations de substances psychoactives). Ces dernières amènent de nouvelles critiques de son entourage. Nous revenons alors au stimuli développé ci-dessus.
Si nous regardons plus précisément les manières dont Madame G interagit avec les autres, nous pouvons supposer que la patiente rejoue sans cesse les mêmes schémas. Je peux alors évoquer l’analyse transactionnelle et la notion de jeux psychologiques développé par Eric Berne, psychiatre américain et plus particulièrement la théorie du triangle dramatique de Karpman, également psychiatre américain contemporain de Berne.
Ainsi, Delphine se positionne régulièrement en victime. Son entourage est positionné comme sauveur (ou position qu’elle leur attribue), personnes avec qui elle parvient à établir une stabilité émotionnelle. Ils réduisent ses envies de consommer voire les endiguent par leur omniprésence, le sentiment rassurant, maternant... Par la suite, elle décrit une recrudescence des émotions négatives et des ruminations liées à un reproche qui fait resurgir ses difficultés et entraîne de nouveau des consommations non contrôlées. En renforçant le contrôle pour éviter les usages de produits, l’entourage sauveur devient persécuteur. Delphine, se sent alors enfermée et étouffée par ce manque de confiance qui la renvoie à sa défaillance dans ses différents rôles. L’entourage se sent aussi victime de la situation qu’il ne parvient plus à maîtriser, jusqu’au moment où il décide de prendre de la distance avec la patiente. Elle vit alors la situation comme un échec et éprouve un sentiment d’abandon qui renforce son déficit en estime de soi et par conséquent ses consommations.
L’accompagnement soignant peut aider au repérage de l’entrée dans un jeu ou son positionnement à l’intérieur de ce dernier lors de l’analyse du monde émotionnel. Il est important d’aider à la recherche d’options positives et réalisables afin de pouvoir en sortir et éviter de revivre ses sentiments négatifs.
Il me semble nécessaire d’aider la patiente à améliorer ses compétences relationnelles pour qu’elle soit plus autonome et efficace dans ses rapports avec autrui. « Promotion du processus dynamique qu’est l’adaptation des individus à leur environnement. »(4) Les séances d’affirmation de soi constituent également une aide majeure à la communication et au développement de ces habiletés.
Dans la situation de Delphine, nous sommes bien face à une situation complexe par le travail en interdisciplinarité nécessaire aux soins. Cette collaboration interdisciplinaire permet une vision moins parcellaire de la situation de Delphine. L’apport de la théorie accentue et organise les possibilités du plan de soins.
Par le travail initié et l’accompagnement sécure et plus réguliers, les émotions de la patiente lui paraissent moins envahissantes et lui permettent de prendre du recul sans être dans le passage à l’acte impulsif et la confrontation.
Manon Lazuckiewiez
Sources bibliographiques :
1 Pepin J, Ducharme F, Kérouac S. La pensée infirmière. Montréal: Chenelière éducation; 2010.
2 Herdman TH, Kamitsuru S, NANDA International. Diagnostics infirmiers: définitions et classification 2018-2020. 2019.
3 Townsend MC, Clavet H, Reny P. Soins infirmiers: psychiatrie et santé mentale. Montréal: Éditions du Renouveau pédagogique; 2010.
4 A. Duquette, F. Ducharme, N.Richard, L.Lévesque, JP. Bonin. Elaboration d’un modèle théorique et de déterminants de l’adaptation dérivé du modèle roy. Recherche en soins infirmiers. SEPT 99;(58):77‑86.
5 Lacaze L. La théorie de l’étiquetage modifiée, ou l’« analyse stigmatique » revisitée. Nouvelle revue de psychosociologie. 2008;n° 5(1):183.
6 Goffman E, Kihm A. Stigmate: les usages sociaux des handicaps. 2015.
7 Crocq M-A, Guelfi JD, American Psychiatric Association. DSM-5 ®: manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. 2016.
8 Karpman SB, Lefeuvre J. Le triangle dramatique: comment passer de la manipulation à la compassion et au bien-être relationnel. Malakoff: InterEdition; 2017.
Nous écrire: collectif.helianthe@gmail.com